
La Cour fédérale du Canada applique le Code civil du Québec aux dommages au fret ferroviaire survenus aux États-Unis (Résumé et commentaire de l'affaire ABB Inc. c.Canadian National Railway Company, 2020 CF 817), by Marcos Cervantes Laflamme
Dans cette affaire de réclamation sur le fret ferroviaire, la demanderesse, ABB Inc. («ABB»), était un fabricant d'équipement électrique dont le siège social était au Québec. ABB avait passé un contrat avec la défenderesse Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (CN) pour le transport par chemin de fer d'un transformateur électrique de son usine au Québec à un client aux États-Unis. Le CN, à son tour, avait retenu les services de la défenderesse CSX Transportation, Inc. («CSXT») pour le tronçon américain du voyage par chemin de fer. Alors qu'il était transporté par CSXT, le transformateur a été endommagé lorsqu'il a heurté un pont. Le logiciel CSXT utilisé pour l’analyse du dégagement n’a pas réussi à identifier la hauteur insuffisante de ce pont.
En 2011, ABB et le CN avaient signé un «accord de transport confidentiel» («l'accord de 2011»], qui limitait la responsabilité du CN pour le transport de charges dimensionnelles. Le transformateur faisant l'objet de la réclamation était une charge dimensionnelle. L'accord de 2011 prévoyait que « La responsabilité du CN pour toute perte ou tout dommage auxdites charges dimensionnelles, ou à une partie de celles-ci, sera limitée à 25000 USD, sauf si la négligence est prouvée”.
En 2014, ABB a contacté le CN pour obtenir un devis pour le transport du transformateur aux États-Unis. Le CN a ensuite publié une «proposition de services dimensionnels». Cette proposition contenait une mention «Pour une responsabilité limitée de 25 000 USD». En mars 2015, ABB a émis un bon de commande au CN, faisant référence au prix indiqué par le CN dans la proposition de juillet 2014 (la proposition et le devis sont appelés dans cet article «l'Accord de 2015»). Alors que l'Accord de 2011 a qualifié la limitation de responsabilité par le libellé «à moins que la négligence ne soit prouvée», l'Accord de 2015 ne l'a pas fait.
ABB a poursuivi le CN et la CSXT en dommages-intérêts devant la Cour fédérale du Canada. Le CN a nié toute responsabilité puisqu'il avait livré le transformateur en bon état à CSXT. CSXT a nié toute responsabilité au motif qu'elle n'avait aucune relation contractuelle directe avec ABB.
La principale question dans cette action en Cour fédérale était donc de savoir quelle disposition de limitation de responsabilité s'appliquait; celui de l'accord de 2011 ou celui de l'accord de 2015? ABB a satisfait la limitation de l'accord de 2011 appliquée, qui faisait une exception si la négligence du transporteur était prouvée. Le CN et CSXT, en revanche, ont fait valoir que la limitation pertinente se trouvait dans l'Accord de 2015, qui n'était pas assujetti à une telle exception. Toutes les parties ont convenu que les dommages subis par ABB étaient de 1,5 million de dollars. Mis à part les questions de responsabilité, la décision du tribunal sur la question de savoir quelle limitation de responsabilité s’applique ferait la différence entre un recouvrement de 25 000 dollars et un recouvrement de 1,5 million de dollars.
Le Tribunal fédéral s'est prononcé en faveur d'ABB.
- Responsabilité d'un Transporteur Ferroviaire pour les Dommages Causés par le Fret
Dans sa décision, le tribunal a noté que le Règlement sur la Responsabilité du Trafic Ferroviaire, DORS / 91-488 (le «Règlement sur la Responsabilité») Prévoient qu'un transporteur ferroviaire est responsable de« toute perte ou dommage aux marchandises »en sa possession. Ils énoncent également certaines causes d'exonération telles qu'un «cas de force majeure», une guerre, une quarantaine, etc., qui reflètent la responsabilité de droit commun d'un transporteur en tant que dépositaire des marchandises transportées ainsi que la responsabilité d'un transporteur. en vertu de l'article 2049 du Code civil du Québec.
Le tribunal a ensuite noté qu'un expéditeur et une compagnie de chemin de fer peuvent substituer un régime différent s'ils le font conformément au paragraphe 137 (1) de la Loi sur les transports au Canada, SC 1996, c 10 (le «CTA»). Cette disposition prévoit qu’un expéditeur et un chemin de fer ne peuvent convenir d’un régime de responsabilité différent «qu’au moyen d’un accord écrit qui signé par l'expéditeur […]. "
- La Réclamation contre le CN
L'action d'ABB contre le CN reposait sur deux propositions principales: premièrement, que la limitation de responsabilité applicable était celle prévue dans l'accord de 2011, qui faisait une exception pour les cas de négligence et, deuxièmement, que le CN était responsable des dommages subis par le transformateur pendant il était porté par CSXT.
Compétence en Matière de Transport Ferroviaire
Le tribunal a d'abord observé que le transport ferroviaire était une question de compétence fédérale, selon les articles 91 (29) et 92 (10) a) de la Loi Constitutionnelle, 1867. Dans l'exercice de cette compétence, le gouvernement fédéral a adopté la LTC qui réglemente le transport ferroviaire et d'autres modes de transport.
La cour a conclu que l'adoption d'une loi fédérale sous ce chef de compétence n'excluait cependant pas l'application de la législation provinciale. Le «droit privé» provincial peut combler les lacunes de la législation fédérale sur les chemins de fer.
Pour arriver à cette conclusion, le tribunal s'est fondé sur la jurisprudence et sur l'article 8.1 de la Loi d'Interprétation, LRC 1985, c I-21, qui se lit comme suit: «8.1 La loi commune et le droit civil font également foi et les sources reconnues du droit de la propriété et des droits civils au Canada et, sauf disposition contraire de la loi, si, dans l’interprétation d’un texte législatif, il est nécessaire de se référer aux règles, principes ou concepts d’une province faisant partie du droit de la propriété et des droits civils, il faut se référer aux règles, principes et concepts en vigueur dans la province au moment où le texte est appliqué. "
La cour a noté que l'application d'une législation provinciale à un chef de compétence fédérale ne peut être écartée que lorsque l'immunité interjuridictionnelle[1] doctrine ou prépondérance[2] la doctrine s'applique.
La cour a conclu qu'aucune de ces doctrines ne s'appliquait à écarter l'application du droit provincial au transport ferroviaire et a noté que les tribunaux hésitaient à conclure que le but du gouvernement fédéral en adoptant une loi fédérale est d'exclure l'application du droit provincial et de «couvrir le champ".
Le tribunal a déterminé que l'article 8.1 de la Loi d'Interprétation exige l'application du droit privé provincial pour compléter les dispositions de la législation fédérale qui recourent à des concepts de droit privé et a rejeté l'idée qu'il existe une «loi fédérale» du contrat qui pourrait remplir ce rôle[3].
Étant donné que la CTA se réfère à des concepts de droit privé, tels que «contrat» et «responsabilité», mais n'énonce pas toutes les règles juridiques dérivées de ces concepts et qui sont nécessaires pour trancher les questions soulevées dans l'action, le tribunal a conclu que selon à la section 8.1 de la Loi d'Interprétation, la première étape de l'analyse consistait à déterminer quelle loi provinciale devait être appliquée comme «arrière-plan» de la LTC.
La Loi Provinciale «Supplétive» Applicable
La cour a fait remarquer que lorsqu'une action est intentée devant la Cour fédérale, puisque la common law et le droit civil ont un statut égal, il n'y a pas un ensemble unique de règles de conflit de lois qui peut seul déterminer la loi de quelle province s'applique. À ce titre, tant les règles de droit international privé du Code civil du Québec que les règles de conflit de lois de la common law devraient être examinées.
Le tribunal a jugé que l'article 3113 du Code civil du Québec, qui prévoit une présomption que la loi qui régit en matière contractuelle est que «lorsque la partie qui doit exécuter la prestation caractéristique de l'acte a son (…) établissement », Et l'analyse de la loi appropriée telle que développée dans Imperial Life Assurance Co of Canada contre Colmenares, 1967 CanLII 7 (CSC), [1967] RCS 443, tous deux évoquaient l'application du droit québécois. Le CN a exécuté l'obligation caractéristique du contrat (c.-à-d. Le transport) et le CN avait son siège social au Québec; ABB avait également son siège social au Québec; Les employés d’ABB impliqués dans la conclusion des accords ont travaillé principalement au Québec; le mouvement de transport provenait du Québec et le connaissement était émis au Québec.
La limitation de responsabilité applicable
Le CN a soutenu que l'accord de 2015 était un «accord distinct», entièrement distinct de l'accord de 2011, et dont la limitation de responsabilité remplaçait celle conclue en 2011. Le tribunal n'était pas d'accord. Il a constaté que si les accords de 2011 et 2015 étaient conceptuellement distincts, ils étaient liés et devaient être analysés ensemble.
Elle a constaté qu'en concluant l'accord de 2011, les parties avaient fixé certaines conditions de leurs futures relations contractuelles et défini les paramètres de la limitation de responsabilité. Il n'y avait aucun élément de preuve à l'appui de l'argument selon lequel les parties avaient l'intention de rendre inapplicable le libellé de la limitation de responsabilité dans l'accord de 2011.
Étant donné que l'accord de transport de 2015 prévoyait une limitation de responsabilité sans en définir les paramètres, le tribunal a déterminé qu'il fallait recourir à l'accord de 2011 pour les définir. À ce titre, l'interprétation à privilégier était que, lorsqu'il proposait de transporter le transformateur sous réserve de sa «responsabilité limitée», le CN faisait référence à la clause standard de limitation de responsabilité que les parties avaient acceptée en 2011, qui contenait une exception pour lorsque la négligence du transporteur est prouvée.
Pour arriver à de telles conclusions, le tribunal s'est principalement fondé sur des articles du Code civil du Québec et sur la jurisprudence québécoise.
L'Article 137 de la LTC
Le tribunal a également conclu que l'accord de 2015 n'était pas conforme à l'article 137 de la LTC, car il n'était pas «signé par l'expéditeur».
Le tribunal a distingué les cas de Mitsubishi Heavy Industries Ltd. c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2012 BCSC 1415 and Canadian Pacific Railway Company v Boutique Jacob Inc, 2008 CAF 85, où les tribunaux ont jugé que tout accord entre l'expéditeur et le transporteur était un «accord signé par l'expéditeur» au sens de l'article 137, quelle que soit sa forme, tant qu'il y avait une rencontre des esprits. Il a observé que ces affaires concernaient une situation dans laquelle un tiers, et non le chargeur lui-même, contestait l'application d'un accord confidentiel contenant une limitation de responsabilité entre le chargeur et le transporteur. Les parties aux accords confidentiels dans ces affaires n'ont pas contesté la validité des accords confidentiels ni leur respect de l'article 137.
CN responsable de la négligence de CSXT
Basé sur l'article 8 du Règlement sur la Responsabilité, le tribunal a admis que le CN était responsable de la négligence de CSXT.
La section 8 du Règlement sur la Responsabilité traite de la situation dans laquelle des marchandises sont successivement transportées par plusieurs transporteurs: «8. (1) Lorsque le transport des marchandises implique plus d'un transporteur, le transporteur d'origine est responsable de toute perte ou de tout dommage aux marchandises ou de tout retard concernant les marchandises pendant que les marchandises sont en possession d'un autre transporteur pour à qui les marchandises ont été livrées. "
Le CN a soutenu que l'article 8 ne s'appliquait pas depuis que l'Accord de 2011 a remplacé le Règlement sur la Responsabilité dans leur intégralité. Il a estimé que puisque le paragraphe 137 (2) prévoit que «s'il n'y a pas d'accord, la responsabilité de la compagnie de chemin de fer envers l'expéditeur […] sera traitée […] de la manière prévue par la réglementation », il s'ensuit que s'il y a eu un accord en vertu du paragraphe 137 (1), Règlement sur la Responsabilité dans leur intégralité.
La cour a estimé que telle ne pouvait pas avoir été l'intention du législateur. Lorsqu'un accord conclu en vertu du paragraphe 137 (1) porte sur une seule question particulière, il prévaut sur les dispositions du Règlement sur la Responsabilité qui traitent uniquement de cette question spécifique; il n'évince pas le Règlement sur la Responsabilité dans leur intégralité.
Négligence de CSXT
CSXT a soutenu qu'ABB n'avait pas établi une norme de diligence que CSXT n'aurait pas respectée. La cour a noté que la notion de «norme de diligence» était une notion de common law qui ne s'appliquait pas puisque la loi «supplétive» applicable en l'espèce était la loi québécoise.
La notion de «négligence» étant également connue en droit civil, le tribunal a également rejeté l'argument de CSXT selon lequel, en utilisant le mot «négligence» dans les accords de 2011 et 2015, les parties avaient voulu que la common law s'applique à leur accord et non au droit civil.
Le tribunal a observé que la «négligence» est définie comme «le défaut d'agir avec la diligence requise d'une personne raisonnable pour pour éviter la survenue d'un dommage prévisible dans des circonstances données. »
Il a déterminé que les dommages qui se produiraient si une charge surdimensionnée n'était pas correctement débarrassée sont facilement prévisibles. Une compagnie de chemin de fer n'agit pas raisonnablement lorsqu'elle ne s'assure pas que le dégagement sous un pont le long du tracé proposé est supérieur à la hauteur de la charge surdimensionnée.
En conséquence, comme CSXT avait fait preuve de négligence, l'exception à la limitation de responsabilité prévue dans l'accord de 2011 s'appliquait. En outre, en vertu des dispositions du Règlement sur la Responsabilité régissant les transporteurs successifs, le CN était directement responsable envers ABB des dommages causés par la négligence de CSXT.
[1] Se produit lorsque l'application de la législation provinciale porterait atteinte au cœur de la compétence fédérale.
[2] La prépondérance décrit la situation dans laquelle les lois provinciales et fédérales sont en conflit, auquel cas la législation fédérale est primordiale.
[3] Pour cette proposition, le juge s'est référé à: Transport Desgagnés, au paragraphe 47; Quebec North Shore Paper Co contre Canadian Pacific Ltd, 1976 CanLII 10 (CSC), [1977] 2 RCS 1054.